Le savoir vagabond ou les aléas de la Raison
Voici le travail très intéressant d'une Soeur du Droit Humain, à l'Orient de Metz qui a gentiment permis à Georges Troispoints de publier sa "planche". Pour ceci, qu'elle soit chaleureusement remerciée.
Comment la raison vient-elle aux Hommes, mais aussi comment s’évapore-t-elle dans les détours de l’histoire? C’est en fait une question très actuelle, même si pour l’instant je vous invite à suivre les méandres de la pensée de l’Antiquité à la Renaissance. Dans ce travail, il s’agit de comprendre 3 périodes
- le siècle de Périclès, l’âge d’or grec, où tout commence
- le Moyen Âge en Occident ;
- la Renaissance.
LE MIRACLE GREC : Quand la Raison s’impose aux hommes !
C’est à Athènes, au 5e siècle avant notre ère, que s’affirme la volonté de répondre au désordre et à la violence par la Raison et la Loi.
C’est à peine un siècle de l’histoire du monde, mais c’est là que s’élaborent les questions qui restent les nôtres.
1) Histoire de la première démocratie d’Athènes
Que se passe-t-il à Athènes au 5e siècle ? Comment s’explique cette révolution de la pensée ?
La cité se forme quand les grandes familles qui règnent sur les collines autour d’Athènes décident de s’associer. Dans cette cité nouvelle, il importe que soit fixé un code partagé par tous, qui détermine le statut de chacun. Les hommes libres se réunissent sur l’Agora et prennent ensemble les décisions. De ce fait, l’affrontement par la parole remplace l’affrontement par les armes ; c’est en substituant le dialogue à la guerre que les Athéniens installent leur démocratie.
Mais il apparaît très vite que ce sont les beaux parleurs qui emportent les votes. Les riches familles engagent des enseignants : les sophistes, qui apprennent aux jeunes gens d’Athènes comment persuader les foules. Peu importe qu’ils aient raison ou tort, pourvu qu’ils soient convaincants, qu’ils gagnent les joutes oratoires et remportent les suffrages du peuple. Le discours se pervertit et la parole devient vide. En 404, contre toute raison, mais grâce à l’éloquence de généraux avides de gloire, Athènes se lance dans une guerre contre Sparte, qu’elle perd. Le Conseil des trente tyrans prend le pouvoir ; c’est la fin de cet essai de démocratie.
2) La philosophie
C’est de cet échec que va naître la philosophie, c’est-à-dire la volonté de dire le vrai, le vrai sur lequel chacun ne peut que s’accorder.
Socrate est le premier de ces hommes qui vont résister à la nuit qui tombe sur Athènes. Il parcourt les rues et questionne ; à l’homme de guerre, il demande la définition du courage, au prêtre ce qu’est la piété, à un sophiste comment on acquiert la vertu… Il pèle, dit-on, les âmes comme des fruits et chacun prend conscience de son ignorance, de ses préjugés, du faible niveau de son raisonnement. Socrate se moque de ceux qui savent. Le Bien est toujours au-delà, mais chacun a en lui une part de sagesse, qu’il convient de mettre au monde. Socrate est entendu ; il a de nombreux disciples. Mais il dérange, bien sûr. En 399, il est arrêté, jugé, condamné par le Conseil des trente tyrans, il boit la ciguë acceptant, selon ses principes, la loi de la cité, même si la sentence est injuste. Sa vie, sa mort fondent la philosophie.
Platon consacre son œuvre à Socrate. Les hommes sont dans les ténèbres de la Caverne et dans l’erreur ; ailleurs existent la lumière et la vérité dans le monde transcendant des Idées, inaccessible sauf pour quelques philosophes initiés, dont le devoir est de redescendre dans la Caverne pour éclairer les hommes ; au risque de passer pour fou, être maltraité et mis à mal comme l’a été Socrate.
Si Platon part à la conquête du ciel, Aristote cherche sur terre parmi les hommes ; il se consacre à une encyclopédie du savoir existant, des sciences, de la physique, de la biologie qu’il crée, de tout ce qui dépend des hommes ; il fonde la logique, le trivium (grammaire, rhétorique, dialectique), le quadrivium (arithmétique, géométrie, musique, astronomie). Il consacre un ouvrage à la Vertu, condition du bonheur pour l’homme et analyse la politique qui est « l’art du possible ».
Platon et Aristote ont créé la philosophie, la transcendance et l’immanence. Ils ont influencé tous les penseurs qui les ont suivis, y compris les Pères du Christianisme. Platon inspire saint Augustin, Pascal, Port Royal, ceux qui croient que le salut de l’homme ne peut venir que d’une puissance extérieure à lui. Aristote influence saint Thomas, le Siècle des Lumières, la philosophie occidentale, ceux qui croient que l’homme peut devenir meilleur en trouvant en lui les forces de progrès.
Ces philosophes veulent découvrir la voie d’un consensus universel basé sur la raison hors de laquelle il n’y a que violence et barbarie. C’est le postulat humaniste qui veut voir en tout homme un citoyen de la cité universelle.
Le miracle grec, ce sont les sciences rationnelles comme l’histoire, les mathématiques, la médecine, l’architecture, l’astronomie ; ce sont aussi et en même temps, l’épanouissement des arts, la célébration de la beauté de l’homme, de sa grandeur, de ses réalisations (le Parthénon), le théâtre. Dans les tragédies, d’hostiles, les dieux et le destin deviennent bienveillants aux hommes. Tout un symbole.
3) La transmission
Ce savoir va se transmettre et évoluer au fil des siècles..
Rome conquiert le monde connu et adopte la culture grecque. L’empire devient chrétien ; il se divise en 395 entre l’Orient et l’Occident. Ces deux empires auront des destinées bien différentes. L’empire d’Occident s’écroule au 5e siècle anéanti par les grandes invasions barbares. Celui d’Orient qui continue la culture antique lui survivra 1000 ans, jusqu’à la prise de Constantinople par les Turcs.
LE MOYEN ÂGE OCCIDENTAL : Quand tout s’écroule !
1) Le Haut Moyen Âge
En Occident, la nuit barbare s’installe pendant près de mille ans selon les pays. 90 à 95 % de la population vit dans des villages, les hommes sont soumis à la faim, au froid, aux caprices de la nature, aux dangers des forêts, des bêtes sauvages, aux brutalités des hommes d’armes. Ils retrouvent les habitudes des primitifs qui se sentent à l’aise dans l’immobilisme. Rien ne doit changer, l’insécurité est trop grande. Que reste-t-il de la brillante et confortable civilisation gréco-romaine ? Rien, des édifices abandonnés, quelques manuscrits rongés par les souris, cachés dans les monastères. Charlemagne prend conscience au 9e siècle que plus personne ne connaît le grec dans son vaste empire.
2) Le Bas Moyen Âge
Vers le 11e siècle, il y a un frémissement dans cette société immobile, frémissement que l’on s’explique par :
- le retour des Croisés ; en Orient ils ont été au contact de la civilisation issue de la culture antique, de son raffinement, de sa richesse ; ils ont été éblouis ; le commerce se développe pour apporter aux princes et aux grands les épices, les soieries, les brocards, les parfums, les bois exotiques précieux ;
- la redécouverte du grec et du latin qui permettent la lecture (interdite par l’Église) des vieux manuscrits, notamment d’Aristote ;
- les savants arabes qui apportent en Italie du sud leurs connaissances en médecine, physique, chimie, architecture, astrologie, ainsi que des textes philosophiques grecs traduits en arabe ;
- les Juifs chassés d’Espagne qui arrivent dans le Sud de la France et le Nord de l’Italie avec leurs manuscrits originaux en hébreu et en grec ;
- Saint Thomas d’Aquin qui introduit au 13e siècle des éléments de la philosophie d’Aristote dans la doctrine chrétienne. Ainsi, le trivium et le quadrivium enrichissent la formation des prêtres ainsi que l’enseignement des universités.
Ce frémissement va croissant et débouche sur la Renaissance que l’on situe entre le 14e siècle en Italie et le 16e siècle dans le reste de l’Europe. Comme si une lente transformation du monde avait travaillé sourdement, souterrainement lors des derniers siècles du Moyen Âge, pour engendrer en un court espace de temps une nouvelle conscience collective.
LA RENAISSANCE : Un nouvel espoir !
Pendant le Moyen Âge, tout procède de l’espérance religieuse et de la volonté du ciel.
À la Renaissance, une autre façon de concevoir l’homme s’impose. On éprouve pleinement l’impression de renaître.
1) Les causes
Les théologiens, les savants, les artistes, les grands navigateurs, les hommes de lettres, les philosophes et les politiciens du temps ont tous eu le sentiment très vif d’être acteurs d’un formidable renouveau.
Le monde a grandi avec les découvertes de territoires inconnus grâce aux voyages de Colomb, de Vasco de Gama, de Magellan ; Copernic révolutionne la conception millénaire du cosmos. Ce n’est pas un hasard si c’est à ce moment que les peintres découvrent la perspective. L’homme lui-même se met en perspective ; il se repense, il se réhabilite.
L’imprimerie, découverte en 1454, devient le nouveau mode de transmission du savoir. Cela multiplie la diffusion des livres bien moins chers ; de plus en plus d’hommes apprennent à lire
La prise de Constantinople par les Turcs expulse vers l’Italie les érudits grecs qui fuient avec leurs manuscrits originaux, qui n’ont pas subi les erreurs et les approximations dues aux traductions.
2) L’Humanisme
Érasme, humaniste hollandais, philosophe, érudit, proclame que les deux sources de sagesse sont la littérature antique et la Bible ; il prône le retour aux sources de la culture : la lecture des textes fondamentaux et leur interprétation libre et directe.
Des enseignants se libérant du joug de l’Église et de l’enseignement sclérosé des universités, se renouvellent et appellent leur enseignement « lettres d’humanité », on les nomme « les Humanistes ».
L’humanisme est un idéal de sagesse, une philosophie de vie qui est un acte de foi dans la nature humaine. C’est un idéal de perfection dans tous les domaines ; esthétique avec les artistes, éthique chez les moralistes et les philosophes, social chez les politiques.
Cette volonté conduit à des changements considérables.
Ainsi, en médecine, on redécouvre Hippocrate, contemporain d’Aristote ; le Moyen Âge a considéré la maladie et la souffrance comme des châtiments que le ciel envoie aux impies et aux méchants. À la Renaissance, on comprend que les maladies ont des causes naturelles et non surnaturelles, causes que l’on doit étudier, comprendre, combattre. Les dissections des cadavres, bases de l’anatomie se succèdent, malgré les interdictions de l’Église.
En 1440, à Florence, le sculpteur Donatello réalise son David en bronze ; c’est le premier grand nu de la Renaissance ; il représente le corps d’un adolescent d’une grande beauté et d’une sensualité androgyne. Le corps prend appui sur une hanche dans un mouvement que l’on étudie encore aujourd’hui. La posture est absolument parfaite, quel que soit l’angle sous lequel on la regarde. Admirons l’audace de Donatello qui dépasse trois tabous : la nudité, l’homosexualité et la dissection des corps, seule capable de donner vie au mouvement. Perfection et précision.
EN CONCLUSION : Rien n’est jamais acquis !
Que conclure de ce survol rapide de 2000 ans d’histoire avec les deux moments forts que sont l’Antiquité grecque et la Renaissance ?
1) Le savoir est fragile
Combien d’années pour retrouver le raisonnement de Socrate, d’Aristote et d’Hippocrate ? Des centaines, voire des milliers.
2) Le côté obscur de toute période historique
La Renaissance, ce moment merveilleux de l’histoire de l’humanité, se poursuit dans le sang des guerres de religion, la relecture de la Bible et des Évangiles ayant conduit à la Réforme. Toute période a son côté obscur ; certaines plus que d’autres.
3) Le nécessaire retour aux sources
Goethe disait : « Tout ce qui est sage a déjà été pensé. Il faut essayer seulement de le penser une fois encore. »
Avons-nous ce courage ? Nous qui savons que l’homme, soumis à ses ambitions, passions, pulsions que dénonçaient nos philosophes grecs, n’est jamais à l’abri d’un désastre collectif majeur.
Image d'illustration : L'école d'Athènes de Raphaël
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