Humanisme et Intelligence Artificielle - Partie 2
Dans la mesure où nous ne pourrons protéger tous les emplois, il nous faut donc protéger les humains.
Nous devons dès lors définir notre place par rapport à la machine. L’esprit humain, malgré ses imperfections, sera toujours nécessaire à l’IA pour « détecter, concevoir et mettre en valeur la technologie ».[1]
Dans une société de compromis entre l’homme et la machine, nous devons valoriser notre intelligence conceptuelle, notre adaptabilité, notre aptitude aux relations sociales.
Quête de sens et des relations humaines doivent être le primum movensde l’organisation du travail ; les machines doivent demeurer à notre service alors que nous veillerons à établir une synergie.
L’humain sera nécessaire à la machine pour la programmer, la fabriquer, l’entretenir. De nouveaux métiers apparaitront (éthiciens, responsables sécurité informatique, préparateurs et analystes de données…) mais il faut que l’Homme soit capable de les intégrer et qu’il les exerce mieux que ne le feraient des algorithmes.
Tous ne bénéficieront donc pas de cette dynamique, laissant planer le risque d’une société à 2 vitesses déjà évoquée.
Il nous faut d’ores et déjà envisager l’adaptation de notre système éducatif tant au niveau des méthodes, des programmes que du personnel.
L’école va devoir s’enrichir avec les technologies de l’information et préparer les élèves à s’intégrer et à affronter le changement. L’éducation aux médias numériques devra aller de pair avec le développement de l’esprit critique.
Dans une société « dataïste » [2]les écarts de capacités cognitives et de capacités d’apprentissage seront déterminants.
La formation est un problème éthique et politique majeur.
Les travailleurs devront s’adapter à de nouvelles technologies voire de nouveaux emplois. La formation permettra de garantir le maintien de l’employabilité et l’accès à des tâches plus spécialisées, plus valorisantes en tenant compte des acquis de l’expérience.
Quant aux plus jeunes, ils devront être préparés à intégrer un monde du travail nouveau où ils pourront trouver du sens et des relations humaines leur permettant d’espérer un épanouissement.
Demeurera le problème des personnes ne passant pas le seuil « d’utilité productive » évoqué par Laurent Alexandre. Pour eux se posent les questions de la survie sans emploi ni salaire et celle de la quête de sens.
Pour la survie, un revenu de base est envisageable soit en taxant les plus riches pour distribuer une allocation susceptible de couvrir des besoins fondamentaux à définir, soit sous forme d’impôt négatif sur les bas revenus.[3]
Mais on sait surtout que les gens qui ne travaillent plus, quand ce n’est pas délibéré, se désocialisent et perdent dans l’oisiveté leur sentiment d’utilité.
Le grand combat doit bien être celui du travail. Quelques pistes peuvent être évoquées telles l’exode citadin avec revalorisation du marché agricole, promotion des circuits courts, entretien du patrimoine, voire le salariat d’un parent au foyer, éventuellement soutenus par la gratuité des services de soins, des transports et de l’enseignement.
Au total, les tissus professionnel et social se restructurent. Nous devons mettre à profit l’indispensable mutation d’organisation imposée par l’automatisation, la robotisation et l’IA non seulement pour faire des économies de masse salariale et accroître la rentabilité, mais pour conduire cette mutation, notamment celle des entreprises, à partir de valeurs humanistes.
L’Homme, libéré des tâches les plus pénibles voire les plus aliénantes pourra se consacrer à celles dans lesquelles il excelle ; certes complémentaire des machines sur lesquelles il doit garder le pouvoir, mais aussi interface naturelle avec l’usager, le client, le patient. Il peut y trouver une authentique source d’épanouissement pour peu que l’organisation nouvelle sache valoriser empathie, altruisme, confiance, collaboration et s’attache à la complémentarité générationnelle, à l’absence de discrimination (genre, handicap, ethnie, croyance…), à la parité… etc.
L’utilisation de l’IA doit reposer sur des bases éthiques solides. C’est à la société, aux citoyens, aux politiques d’en décider, sans se défausser sur les scientifiques ou la technologie et sans oublier qu’une grande partie de ce qui nous rend humains pourrait se perdre dans le monde des technologies intelligentes.
« Ceux qui recherchent l’efficacité à tout prix oublient la valeur de la recherche, de l’ennui, de l’échec, de la rêverie, de la surprise et des événements imprévus » Brett M. Frischman
Le chercheur devra concevoir une IA que l’on contrôle, que l’on maîtrise, dont on sait où elle va et qui rendra exactement le service que l’on en attend. Nous devons néanmoins être conscients que les réflexions éthiques se traduisent souvent par des dilemmes et qu’il est difficile, voire impossible, d’établir des règles éthiques universelles, sans oublier que l’ingénieur devra traduire cette éthique en formules mathématiques à intégrer dans un algorithme.
Imposer une règlementation des algorithmes pourrait brider la recherche. Cependant la transparence est nécessaire[4]
Dans l’optimisme du progrès, il y a en filigrane la notion de progrès pour l’Homme, mais est-ce le cas si l’humain est contraint de servir une logique technologique et financière sans le moindre humanisme ? Est-ce le cas si, au lieu de voir s’améliorer les conditions de vie nous voyons s’accroître les inégalités, l’environnement mis à mal ? Est-ce encore le cas si nos principes et valeurs sont menacés ?
Quand beaucoup auront perdu leur importance économique et militaire, l’argument moral suffira-t-il à protéger les droits de l’homme et la liberté ?
Encore plus qu’Orwell ne l’avait imaginé, pourrait s’instaurer une surveillance des individus, dedans et dehors… avec tous les risques inhérents de manipulations. Notre liberté dépend donc de notre capacité à disposer d’une alternative sérieuse à une société toute digitale : l’humain doit redevenir l’acteur de sa liberté.
L’argument moral suffira-t-il à protéger les droits de l’homme et l’égalité ?
IA et Robotique menacent nos emplois et vont creuser les inégalités. L’IA risque de diminuer la valeur économique de la plupart des hommes créant une société à 2 vitesses. Cette inégalité économique fait craindre une inégalité biologique et une discrimination, car prolonger la vie et augmenter les capacités physiques et cognitives risque d’être onéreux.
L’IA qui rapproche continents et pays risque donc de creuser le fossé entre les classes, voire créera des castes biologiques.
L’argument moral suffira-t-il à protéger les droits de l’homme et la fraternité ?
Alors que la fraternité est déjà à la dérive,qu’en sera-t-il quand la plupart des humains ne seront pas augmentés et formeront une caste inférieure dominée par les surhommes et les algorithmes ?
Nous avons évoqué les « possibles », mais si l’IA est un phénomène inéluctable, il n’est pas pour autant incontrôlable :à nous et nous seuls d’en décider.
Cinq siècles av. J.-C., Héraclite demandait déjà aux hommes d’abandonner leur existence ensommeillée et rêvée pour vivre à la mesure des réalités qui les entourent.
Nous avons le devoir de défendre la place de l’humain, de tout humain, dans la société de demain en n’oubliant pas que la technologie est faite par l’Homme et pour l’Homme. Se servir de l’intelligence artificielle comme d’un outil parmi d’autres outils, pour aider l’Homme, reste la démarche la plus judicieuse. La seule voie pour fonder un optimisme de l’IA est donc bien d’y introduire une finalité humaniste explicite ; ainsi que le rappelait Denis Diderot : « l‘Homme est le terme unique d’où il faut partir et auquel il faut tout ramener ».
BIBLIOGRAPHIE
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Allistene : www.allistene.fr
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Bouriau C. : Qu’est-ce que l’humanisme ? Librairie J.Vrin Paris 2007
Brett M.Frischmann : La tyrannie des techniques intelligentes (Supplément du Journal Le Monde 22.09.2018/ Scientific American 30.07.2018)
CERNA : cerna-ethics-allistene.org
Colloque interdisciplinaire : quel humanisme pour le 21° siècle Éditions L’Harmattan 2017
Commission Perspectives sociétales : L’Intelligence artificielle – Risques et opportunités. Le Droit Humain Fédération Française. Paris Août 2017
Cuillandre Hervé : Un monde meilleur : et si l’intelligence artificielle humanisait notre avenir. Maxima Laurent Du Mesnil éditeur Paris 2018
Cyrulnik B. et coll. : Vivre au quotidien avec l’I.A. Sciences Psy N° 13 Mars 2018
Delbos C. : Humanisme, Lumières et Franc-maçonnerie Éditions Detrad Paris 2012
Devillers L. : Des robots et des hommes Editions Plon Paris Mars 2017
Doueihi M. : Pour un humanisme numérique Editions du Seuil Paris Septembre 2011
Folscheid D., Lécu A., De Malherbe B. : Critique de la raison transhumaniste. Colloque des 19-20 mai 2017 Editions du Cerf Paris 2018
Ganascia J.G. : Le mythe de la singularité Editions du Seuil Paris Février 2017
Hottois G. : Le transhumanisme est-il un humanisme Académie Royale de Belgique 2014
Journal International de bioéthique ; Des robots et des hommes Vol.24 Décembre 2013 N° 4
Picq P. : Le nouvel âge de l’humanité. Éditions Allary Paris 2018
Testard J. Rousseaux A. Au péril de l’humain Éditions du Seuil Paris Mars 2018
Tritsch D., Mariani J. : Ça va pas la tête. Éditions Belin Paris 2018
[1] Le robot Pepper devant la Commission Parlementaire britannique de l’éducation 2018 : « Les robots auront un rôle important, mais nous aurons toujours besoin des compétences propres aux humains : détecter, concevoir, et mettre en valeur la technologie »
[2] Conduite par les données, selon l’expression même de Yuval Noah Harari
[3] Laurent Alexandre pense que le « revenu de base » favorisera l’avènement de l’IA forte. Pourquoi une IA devenue forte entretiendrait elle, selon son expression même, des « bouches inutiles » ? Mais peut être pourrait-elle maintenir une humanité qui lui serait synergique, qui la challengerait.
[4] Pourquoi et comment a été créé un algorithme ? En choisissant quels critères ? Les algorithmes devraient être certifiés et classifiés (au même titre que les médicaments) afin de savoir
- Lesquels sont autonomes
- A quel point ?
- Qui les a programmés ?
- A partir de quelles données ?
- A-t-on accès à ces données ?
La propriété des données de même que le droit à l’oubli doivent être réglementés car le Règlement Général de Protection des Données, réglementation purement européenne est loin de tout résoudre.